Institut Montaigne
Le Mexique tient tête aux États-Unis
Trois questions à Luis Rubio
INTERVIEW – 17 JUIN 2022
Luis Rubio
PRÉSIDENT DU THINK TANK MÉXICO EVALÚA
L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a entraîné une réaction ferme de la part de l’Occident. Elle s’est caractérisée par une collaboration exemplaire entre les États-Unis et l’Europe pour imposer des sanctions à la Russie et fournir une assistance à l’Ukraine. Mais un tel engagement n’a pas été partagé à l’international. Bien que 141 pays sur 193 aient voté en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du 2 mars exigeant que la Russie “retire immédiatement, complètement et sans condition, toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues”, certaines abstentions ont été frappantes – notamment celles de l’Algérie, de l’Inde, du Sénégal et de l’Afrique du Sud. Et même parmi ceux qui ont condamné l’agression russe en votant en faveur de la résolution, un certain nombre de pays ont refusé de suivre l’Occident dans sa tentative d’isoler et d’affaiblir Moscou. Cela est en partie dû aux liens stratégiques et économiques de certains de ces pays avec la Russie. Ils ne sont pas disposés à compromettre leurs intérêts nationaux en se joignant aux sanctions, dans une guerre largement considérée comme un problème européen – bien que l’Occident la considère comme un enjeu mondial. L’argument, brandi par l’Occident, d’une menace pour un ordre mondial fondé sur des normes et conventions est également difficile à entendre pour de nombreux pays, qui accusent les États-Unis de faire “deux poids, deux mesures”, en citant par exemple l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, lancée sans l’approbation du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Ce contexte a conduit Mahaut de Fougières, responsable du programme de politique internationale de l’Institut Montaigne, à recueillir des points de vue non occidentaux, afin de mieux comprendre l’ambiguïté perceptible de certains pays vis-à-vis de ce conflit, les dynamiques derrière les décisions, et les conséquences attendues de cette guerre au-delà du sol européen. Le Mexique est le premier pays choisi pour cet exercice. Sa position quant à la guerre en Ukraine est ambivalente. Le président Andrés Manuel Lopez Obrador a refusé d’imposer des sanctions à la Russie et a critiqué l’Union européenne concernant l’envoi d’armes à Kyiv. Pourtant, le Mexique a voté en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du 2 mars exigeant que la Russie mette immédiatement fin à ses opérations militaires en Ukraine. Luis Rubio, président du think tank mexicain México Evalúa, explique que la réaction du Mexique est influencée d’une part par sa relation complexe avec les États-Unis, et d’autre part par le désintérêt du Président Lopez Obrador pour les affaires étrangères.
Comment expliquez-vous la position du Mexique sur le conflit ?
Le Président mexicain Andrés Manuel López Obrador (“AMLO”) fait preuve d’un manque profond de connaissances et de dédain pour les affaires internationales. En ce qui concerne la politique étrangère du Mexique, l’une des citations préférées du président est : “la meilleure politique étrangère est une bonne politique intérieure“. En inversant quelque peu le célèbre dicton de Carl von Clausewitz (“la guerre n’est qu’une continuation de la politique par d’autres moyens“), le président partage sa conception de l’ordre mondial et son dédain pour la façon dont il a évolué. AMLO est fermement ancré dans les années 1970, époque durant laquelle il était le chef du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) dans son État natal de Tabasco.
AMLO est fermement ancré dans les années 1970, époque durant laquelle il était le chef du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) dans son État natal de Tabasco.
C’était l’époque où PEMEX, entreprise pétrolière publique et monopolistique, était en pleine expansion. C’était aussi une période où les agents de l’État, tel que le président actuel, avaient les moyens d’entretenir une clientèle favorable au parti au pouvoir. De fait, l’ensemble du gouvernement d’AMLO illustre un retour au modèle des années 1970 car, de son point de vue, celui-ci était efficace en son temps. À cette époque, l’économie du Mexique était tournée vers l’intérieur et pilotée par le gouvernement.
Le président croit donc qu’il faut isoler le Mexique politiquement et économiquement autant que possible pour deux raisons :
- Premièrement, sur le plan économique, il pense que la pauvreté, la corruption et l’inégalité au Mexique sont dues à la libéralisation de l’économie qui a eu lieu dans les années 1980. Que cette prémisse soit vraie ou fausse, il attribue ces problèmes aux réformes menées après la quasi-faillite du gouvernement en 1982.
- Deuxièmement, il a fait marche arrière sur les réformes démocratiques, en concentrant les pouvoirs et en éliminant ou neutralisant l’édifice institutionnel bâti au cours des dernières décennies comme contrepoids au pouvoir présidentiel et il refuse d’être jugé par des personnes de l’extérieur sur ses actions.
Andrés Manuel López Obrador s’est donc efforcé de limiter les contacts avec le gouvernement américain et est revenu à l’ancienne méthode pour son pays : attaquer verbalement les États-Unis, en partant du principe que cela renforcera sa popularité nationale. Cependant, AMLO est aussi un politicien pragmatique, qui comprend les limites de son champ d’action, lui qui a joué un rôle déterminant pour faciliter la ratification de l’accord commercial USMCA (les États-Unis, le Mexique et le Canada ont mis à jour l’ALENA pour créer le nouvel accord USMCA en juillet 2020).
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la position ambiguë de l’administration Lopez Obrador à l’égard de l’Ukraine, avec des forces intérieures contradictoires en jeu ; entre celles qui veulent faire partie de la communauté internationale et celles qui préfèrent s’en retirer. Il s’agit avant tout d’une tentative d’affirmer son indépendance vis-à-vis de la grande puissance du Nord. Mais c’est aussi une façon de tenir tête aux États-Unis sur des sujets relativement peu pertinents.
Quel est l’impact – s’il y en a un – de cette guerre sur la politique intérieure ? Y a-t-il un consensus sur cette question ?
Protégeant sa souveraineté nationale (avec un œil constamment rivé sur le Nord) et ayant opéré principalement dans le cadre d’un système de parti unique, auquel l’administration actuelle espère revenir, la politique étrangère traditionnelle du Mexique s’est toujours articulée autour d’une stratégie non-interventionniste. Ceci afin d’éviter tout jugement extérieur.
Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement Lopez Obrador ait refusé d’imposer des sanctions à la Russie. Bien qu’un certain nombre de personnes soutiennent cette position, le citoyen mexicain moyen “vote avec ses pieds” (c’est-à-dire qu’il s’adapte d’une ville ou d’un État à l’autre en fonction de ses politiques gouvernementales locales), il est donc, de fait, ancré dans le local. Le meilleur indicateur des priorités et des préférences des Mexicains est l’émigration.
La politique étrangère traditionnelle du Mexique s’est toujours articulée autour d’une stratégie non-interventionniste.
Bien que la masse de migrants ait diminué au cours de la dernière décennie (en grande partie en raison de l’évolution de la pyramide démographique), la tendance est récemment repartie à la hausse. Ce phénomène est alimenté par les difficultés économiques que connaît le Mexique et par les opportunités offertes par l’économie américaine.
La guerre peut-elle affecter les relations entre les États-Unis et le Mexique ?
Malgré une frontière commune et plus de deux décennies de partenariat, la relation entre les États-Unis et le Mexique est sans doute l’une des plus complexes au monde. Les deux pays sont divisés par l’héritage de l’histoire et des cultures très différentes. Les niveaux de développement de chaque côté de la frontière méritent également d’être mentionnés. Une forte asymétrie de puissance persistera toujours entre les deux pays. Néanmoins, l’influence du Mexique sur les États-Unis ne doit pas être négligée. L’hypothèse d’un manque de coopération du gouvernement mexicain sur des questions politiquement pertinentes pour les États-Unis ne peut être minimisé. Les deux nations comprennent donc qu’elles sont étroitement liées et s’efforcent de contrôler leur niveau de conflictualité.
Il y a près de 40 ans, les deux nations ont convenu de gérer leurs relations bilatérales sur la base de deux principes. Le premier est le cloisonnement des affaires : ne jamais mélanger les affaires qui empoisonnent la relation (comme la migration, la drogue, les exportations, les importations, les investissements, etc.) afin de ne pas politiser les problèmes et de pouvoir les traiter efficacement. Le second, est qu’aucun des deux gouvernements ne “piège” l’autre publiquement, et, comme les diplomates le disent aujourd’hui, de ne pas montrer au grand jour leurs différences afin que leurs problèmes communs puissent être gérés et anticipés. Ces deux principes ont posé les bases d’une relation pacifique et économique qui ne cesse de se développer et qui satisfait les intérêts des deux nations. Même si l’inaction politique sur différents fronts empêche le Mexique d’atteindre le niveau de développement des États-Unis, les deux pays n’ont jamais manqué de s’attaquer aux problèmes résultant de la complexité de leur voisinage. Encore récemment, le Président López Obrador a pris de court le Président Biden en annonçant publiquement le conditionnement de sa participation au Sommet des Amériques à la présence de Cuba et du Vénézuela. En outre, AMLO est le premier président, depuis la conclusion de cet accord dans les années 1980, à ne partager ni la vision d’un rapprochement, ni la nécessité d’aborder les problèmes communs en tandem.
La question cruciale pour le Mexique et, inexorablement pour la relation bilatérale, est de savoir si la vision actuelle d’AMLO marque le début d’une nouvelle ère, ou fait plutôt figure d’exception à la proximité toujours grandissante entre les deux pays, qui a caractérisé les dernières décennies. Cette question sera d’une importance capitale lors de l’élection présidentielle mexicaine de 2024. L’élection présidentielle américaine de 2024 s’avérera également cruciale, car le retour d’une administration Trump pourrait changer de manière décisive le cours de cette relation bilatérale.
Copyright : PEDRO PARDO / AFP
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